Faut-il de grandes mains pour (bien) jouer du jazz ?
– par Étienne Guéreau
Parmi d’autres questions existentielles — Faut-il enlever son slip pour bien jouer de la cornemuse ? Faut-il déménager à Nice pour bien jouer de la trompette ? — les interrogations liées à la taille de la main et aux éventuelles restrictions que celle-ci pourrait induire, continuent de hanter les (élèves) pianistes. Légende urbaine ? Réelle limitation physique ? Tentons d’y voir un peu plus clair.
Longueur et souplesse des mains
Tout d’abord, il est impératif d’établir une distinction entre la longueur et la souplesse des doigts. Si la souplesse peut s’acquérir par le travail, la taille de la paume, elle, sauf mutation génétique indésirable, n’évoluera plus passé un certain âge. Cet écart variable qui peut être développé entre deux doigts (et donc entre deux notes) est important, car avec un peu d’entraînement, on peut obtenir un son relativement proche de celui produit sans effort par des grandes mains.
En musique classique, il existe au demeurant toute une littérature pianistique (des exercices de Brahms aux études de Chopin) destinée à étirer et à assouplir la main de l’exécutant. Mais en la matière, il faut reconnaître que la nature a ses limites : à part les jeunes enfants, les tendons n’iront pas au-delà d’un certain degré de tension, même avec beaucoup d’acharnement.
Comme dans le sport, les ordres musculaires qui n’ont pas été donnés suffisamment tôt privent l’instrumentiste d’un précieux capital (sans excéder ses prédispositions, cela va sans dire). Cela ne signifie nullement que les adultes ne doivent pas commencer, même très tardivement, la pratique pianistique, mais plutôt qu’ils doivent le faire en ayant ces limitations à l’esprit et donc toujours en se soumettant au respect du corps et de ses lois mécaniques.
Attention au claquage !
Ce qu’il faut rappeler ensuite, c’est que ce désappointement des gens petitement dotés (je parle toujours des mains) est aussi vieux que l’instrument lui-même. De fait, les artistes n’ont pas attendu le jazz ou le death metal pour se bousiller les avant-bras à coups d’étirements dignes d’une séance de torture moyenâgeuse.
Les appareils de coercition physique (comme ceux qui ont prématurément mis un terme à la carrière de Schumann) ou les exercices de toutes sortes ayant entraîné des blessures graves sont apparus tout naturellement au XIXe siècle, avec ce qu’on a coutume d’appeler la technique pianistique moderne.
Mais il est vrai que certains jazzmen (songeons par exemple à Art Tatum, ci-contre) ont popularisé l’usage des positions larges et des 10e à la main gauche, rendant certains accords tellement indissociables du style que leur possibilité d’exécution semblait au final en conditionner la pratique. Autrement dit : petites menottes, passez votre chemin !
Les limites du corps
En réalité, parler de la taille de la main, c’est poser la question plus générale de la limite naturelle du corps et du rapport psychologique entretenu avec ces mêmes limitations.
Tous les guitaristes le savent : Django Reinhardt jouait admirablement alors qu’il avait une main handicapée. De même, tous les trompettistes vous raconteront comment Chet Baker a eu les dents cassées en prison et comment il a dû modifier son embouchure sur le tard, renonçant aux « extrêmes » aigus.
Tous les pianistes, en revanche, ne savent pas forcément qu’Erroll Garner avait des mains qualifiées de petites par ceux qui l’ont approché — et qui s’en sont étonnés, au regard de son célèbre jeu en octaves.
On pourrait aussi parler des musiciens qui jouent avec des paralysies, de l’arthrose, une phalange en moins ou qui remontent sur scène longtemps après qu’un AVC leur a presque totalement ôté le souvenir de la façon dont leur instrument fonctionne (tels ces guitaristes de rock, qui doivent réapprendre patiemment sur quelle pédale appuyer avant de faire un solo).
Trouver des solutions techniques
Au vrai, tous ces exemples nous fournissent un précieux (r)enseignement : il est toujours possible, dans le jazz, d’adapter sa pratique instrumentale à sa condition physique, possible de trouver des solutions techniques. Vous ne pouvez pas jouer de 10e à la main gauche ? Ma foi, vous les jouerez en deux temps, en intervalle brisé ! Vous ne pouvez pas faire sonner cette position que vous avez relevée et qui vous plaît tant ? Eh bien, vous la découperez, vous exprimerez les voix dans un ordre qui convient à votre physiologie ! Vous ne pouvez jouer que la gamme pentatonique ? Qu’à cela ne tienne, vous serez guitariste !
La liste est évidemment infinie, mais l’essentiel est là : le jazz, et la liberté inhérente à ce style, nous permet toujours de trouver une « astuce ». Ce qui est inconcevable dans une sonate de Beethoven ou dans un concerto de Rachmaninov n’a tout simplement aucun sens chez nous. Vous avez retardé l’expression de la 11e dièse parce qu’elle vous était inconfortable à cet endroit du thème ? Dormez tranquille, les musicologues ne vous feront pas un procès.
Au reste, plus votre culture sera large, et plus vous aurez le choix des positions, des renversements, et des évolutions harmoniques tolérables — c’est-à-dire de celles qui sont respectueuses à la fois de l’œuvre et de votre chère mimine. Le monde du jazz, heureusement, n’est pas celui de l’opéra — où l’on vous attribue une bonne fois pour toutes un répertoire et des rôles en fonction de votre tessiture, par définition immuable.
Chaque artiste a son corps, son style
Oui, mais si je veux quand même jouer comme Art Tatum ? Sans tricher ? Sans rien modifier à ce qu’il fait ? En retrouvant exactement le même son ? (Vraiment, vous ne voulez pas plutôt vous mettre à la guitare ?)
Trêve de sarcasmes, nous voici au cœur du sujet. On aura beau retourner le problème dans tous les sens, la sagesse ou la maturité de l’exécutant consiste à comprendre et accepter ceci : chaque musicien est unique, chaque artiste construit un édifice musical selon une architecture physique, mais aussi psychologique et émotionnelle qui n’appartient qu’à lui. Passé la phase (chagrine ou enivrante) d’imitation, la question n’est pas de se demander comment faire pour retrouver exactement le même son que Bill Evans ou Brad Mehldau ou Oscar Peterson, mais plutôt de chercher à repérer et à s’imprégner d’éléments de langages particuliers. Pour le dire autrement, ce n’est pas de la singerie que naît le style, mais d’une greffe, de l’intégration d’un vocabulaire nouveau à sa propre personnalité, à son unique processus créatif.
Les limites du mimétisme
Bien sûr se pose la question du relevé. Il faut tenter d’imiter le plus possible les phrases que l’on a transcrites. Soit, l’argument paraît faire mouche. Toutefois, si l’on n’y songe un tout petit peu, le concept reste inchangé. Car à travers le relevé, c’est bien une articulation, un doigté, un son qu’on tente de retrouver, tout en sachant pertinemment qu’il ne peut s’agir que d’une approximation, que d’un mimétisme plus ou moins réussi… c’est-à-dire plus ou moins raté !
La donnée originale est, par essence, inimitable. Le mimétisme a pour finalité de nous faire progresser, de nous amener à développer de nouveaux réflexes, de nous proposer de nouvelles pistes, mais en aucun cas de nous pousser à devenir quelqu’un d’autre. Artistiquement et humainement, cela n’aurait aucun sens. Chaque être est unique, possède une histoire, une énergie ainsi qu’un diamètre palmaire qui lui est unique. Et c’est très bien comme ça.
Surtout, il nous faut rappeler le risque majeur encouru par ceux qui s’entêteraient à reproduire des écarts ou des phrases non adaptés à leur morphologie : au mieux, la dépression ; au pire, la blessure. Sachons rester humbles, conscients de nos limites et toujours animés par la seule logique, la seule exigence devant égaler, voire supplanter notre désir d’excellence : prendre du plaisir afin de pouvoir en donner.
Pour conclure
Pour répondre à la question posée initialement dans ce billet, je clamerai bien évidemment que la taille de la main n’a absolument aucune incidence sur la pratique spécifiquement intelligente et libérée du jazz. Tout juste admettrai-je que les petites mains disposent d’un avantage indéniable : elles peuvent aller chercher le crayon qui est tombé, là, juste là, derrière le clavier… devant les marteaux… près des cordes…
Quant à savoir si les virtuoses de la cornemuse sont également des adeptes discrets du nudisme, seul un grand initié écossais nous le dira.